La terre est une patate
La gauche n'était pas encore au pouvoir et jusqu'en 1974 il existait un ministère de l'Information. La peine de mort s'appliquait. De Gaulle venait de partir laissant la place à Pompidou, puis à Giscard. Les pelouses des jardins publiques étaient interdites. On manifestait contre et pour tout. Des radios libres au vélo dans Paris, du Larzac à Malleville, des métallos aux étudiants, contre le nucléaire et avec les petits commerçants. Il y avait souvent des bastons en fin de manif. Les foyers Sonacotra où habitaient ceux qu'on n'appelait pas encore "la première génération" étaient attaqués et brûlés. Les syndicats fascistes tuaient des ouvriers. On collait encore des affiches électorales. On pouvait fumer partout. La dictature des mollahs n'avait pas encore remplacé celle du Shah d'Iran et sa police, la Savak. Franco n'avait pas encore été débranché. Pierre Goldman était assassiné. Le salon de l'informatique de pointe s'appelait le Sicob. Le journal l'Aurore n'avait pas été absorbé par le Figaro. Borg gagnait Roland-Garros tandis que Mc Enroe ou Connors insultaient les arbitres.
Entre deux recherches iconographiques, je faisais des reportages. À consulter mes négatifs sagement rangés dans leurs pochettes cristal, je me promenais pas mal à travers la France. Je ne me souviens ni comment je me déplaçais _ je n'avais encore le permis de conduire_, ni où je dormais. J'avais deux boîtiers Pentax. J'achetais la pellicule au mètre. Libération possédait son propre labo, part de la scission avec Fotolib. On découvrait après le développement de la péloche qu'on était sur-ex ou sous-ex, quelques fois irrattrapable au tirage. J'aimais le "nuageux clair", cette couleur du temps qui donne des photos sans blanc, sans noir, qu'en nuances de gris. Mais en reportage, il y a plus souvent des contre-jours, du brouillard et des scènes de nuit qu'on écrase au flash.
Je photographias tout. Du sport, de la politique, des manifs, beaucoup de manifs, des spectacles, celles et ceux qui voulaient changer la vie: les femmes, les immigrés, les écoliers, les étudiants. 68 est déjà loin derrière et rien ne se passait vraiment. Il fallait supporter la trogne de cochon de Poniatowski, les réformes scolaires de Haby, les gros bras de la CGT, la haine des autonomes. Mais tout allait bien. Dire qu'on travaillait à Libération ouvrait beaucoup de portes, attirait la sympathie de nombreux militants et quelques fois le sourire engageant des copines.
Avec la re-parution en 81, le surlendemain de la victoire de Mitterrand, j'ai continué encore quatre ans au service photo mais en abandonnant peu à peu le reportage. Le dernier reportage eu lieu en 1982. J'ai accompagné Gilles Millet qui interviewait Auguste Le Breton.
Ah! J'oubliais. Les photos n'étaient qu'en noir et blanc, mais les piges photos étaient déjà faites sur un ordinateur Apple.
Christian Poulin
En 1976, l'institut de géophysique de Toulouse concluait que la Terre n'était pas ronde mais avait plutôt l'aspect d'une patate. Dominique Frot rédigea l'article. Pas de photo évidemment. Je courus chez l'épicier du coin, lui acheta une patate et peignit les continents américains. La photo fut à la une avec le papier de Dominique, signée "Satellite Libération"