La grande maison
Ils étaient quatre ce jour de mai. Les premières feuilles assombrissaient déjà les trottoirs des grands boulevards. L’étude de maître Périchot occupait le rez-de-chaussée d’un hôtel particulier au fond d’une cour arborée. Le bureau du notaire était trop grand pour eux quatre. Chacun s’était assis, laissant un siège vide à côté de lui comme si la proximité en ce moment solennel n’était pas de mise. Maître Périchot s’excusa de son retard en posant un lourd dossier devant lui sobrement intitulé «Succession S».
Ils s’étaient résignés plus qu’accordés à conserver la grande maison conscients qu’aucun deux, pas plus qu’eux quatre réunis, ne pourraient l’entretenir. Ils en avaient fait un devoir moral. Chacun savait confusément qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Mais du pesant silence sourdait le mauvais choix, celui qui allait bouleverser leurs existences.
L’été avait passé. Comme les autres années miel, confitures et conserves remplissaient les placards de la cuisine. En septembre, après plusieurs jours de pluie, ils s’étaient décidés à fermer la piscine, lassés de ramasser les feuilles de cerisiers et les épines de pin. L’automne puis l’hiver avec les premiers frimas les muraient maintenant dans un pesant silence. Chacun occupait une chambre au premier étage plus facile à chauffer laissant le rez-de-chaussée aux souvenirs et le second étage à l’humidité.
Comme c’était prévisible, ils n’avaient pas pu s’acquitter de la deuxième livraison de fuel. Il aurait fallu isoler les combles, installer du double-vitrage, renouveler la chaudière. Trop coûteux. Ils se restreignaient sur tout. Il restait quelques bonnes bouteilles de vin qu’attendaient des jours meilleurs ou un dimanche de trop profonde déprime. Pourtant aucun ne remettait en cause sa décision. Ils l’acceptaient comme un évidence et personne ne se permettait d’émettre l’idée de vendre la grande maison.
L’électricité, les impôts, les réparations, le petit entretien dépassaient leurs revenus. Ils n’avaient gardé qu’une automobile. Les chiffres étaient têtus et l’addition toujours négative. Avec l’hiver et les maigres heures de clarté, ils avaient dû allumer plus souvent les lustres du salon, le plafonnier de la cuisine, les appliques de l’escalier. La vétusté de l’installation électrique faisant claquer les ampoules. Le stock y était passé. Des six du salon, il ne s’en allumait plus que trois. Pas question d’en acheter. La priorité allait à la nourriture et au bois pour les cheminées depuis l’arrêt de la chaudière.
En mars, une branche de noyer avait brisé dans sa chute une vitre du couloir que remplaçait un morceau de contre-plaqué. En avril, un gros orage avait fait tombé quelques tuiles par où s’engouffrait la pluie. Il fallait aller régulièrement vider la bassine placée sous la brèche.
Ainsi allait la vie dans la grande maison. Pour le passant, elle gardait son allure d’autant. Les allées étaient régulièrement ratissées, les haies de troènes et de lilas taillées. Grâce à une tondeuse à main et de longues et pénibles heures, le parc n’était pas envahi d’herbes folles et le gazon coupé court. Quelques personnes s’étaient arrêtées demandant si la maison était à vendre. C’est à peine s’ils leur répondaient, bien que faisant de plus en plus d’efforts pour ne pas céder à des offres souvent généreuses. Chacun sentait à ce moment le regard des autres et on finissait par renvoyer sèchement le visiteur.
Quatre années passèrent. Les impayés s’entassaient sur le buffet du salon. Faute de moyens financiers, la grande maison s’enfonçait dans le délabrement. La lassitude avait eu raison des efforts qu’ils avaient mis les premières années à la maintenir tant bien que mal. On ne taillait plus les haies, le parc étaient une friche. La piscine s’était peu à peu vidée de son eau prenant l’aspect d’une marre où macéraient toute sorte de rongeurs. Le toit avait encore perdu des tuiles. Le seconde étage suintait l’humidité. Dans les chambres du premier, le papier peint se décollait et de grandes auréoles nuagaient les plafonds. On avait épuisé le contre-plaqué et c’était maintenant du carton qui remplaçait les carreaux. On échangeait les ampoules de lustres en lustres pour atténuer l’obscurité. La dernière bouteille de vin avait été bue depuis longtemps. Il ne restait à la cave que des bouteilles sans étiquette datant de la dernière guerre remplies d’un liquide clairet sans goût.
Au fur et à mesure des modes et des velléités de décoration moderne pas toujours réussies, les plafonniers art-déco en pâte de verre monté sur bronze, signés Dégué, Petitot ou Hutter et Vincent, avaient laissé place à des boules de papier et s’empoussiéraient dans le grenier du premier étage, posées sur des étagères branlantes, saupoudrées de plumes de chouettes et d’abeilles desséchées. La maison ressemblait à ce grenier. Gris, encombrée de tout ce qu’ils n’avaient plus de courage de jeter, des tas de mouches mortes qu’ils ne balayaient plus, des toiles d’araignées qu’ils laissaient s’étendre dans chaque recoin.
Un matin de mai, l’aînée, cherchant un morceau de carton pour remplacer un carreau fraîchement cassé, alla à la cave. Par habitude, on tournait l’interrupteur bien que depuis longtemps plus aucune lumière n’éclairait le couloir de terre battue. Ce matin là, l’ampoule s’alluma. Elle pensa à un échange comme ils en faisaient souvent. Pourtant à son retour, personne ne se souvint de l’avoir fait. Deux jours plus tard, la plus jeune s’aperçut qu’une vitre neuve remplaçait l’un des morceaux de carton qui tombaient en lambeaux dans sa chambre. La discussion fut vive pendant le repas du soir, dorénavant le seul de la journée depuis plusieurs mois. On l’accusa d’avoir volé de l’argent dans la caisse commune. Elle s’en défendit, éclata en sanglots et partit se réfugier dans sa chambre, inquiète et malheureuse des regards assassins de ses frères et sœurs.
Un mois plus tard, en allant fouiller le grenier, le cadet remarqua qu’il n’y avait plus que quelque trous dans le toit comme si des tuiles avaient remises en place. Un véritable conseil de guerre se tint le soir même. Chacun fouilla dans des souvenirs. Après quelques minutes, la cuisine raisonna d’une animation qu’elle n’avait pas connu depuis leur installation dans la grande maison. Sans s’accuser mutuellement, on sentait la suspicion à fleur de peau. Ils s’échangeaient des phrases pleines de sous-entendus. Mais, quoiqu’ils se remémorent, ils ne trouvaient aucune explication à ces phénomènes. Le mysticisme des uns, parlant de miracles, s’opposaient au rationalisme des autres.
Était-ce l’effet de la fatigue, du trop de paroles, de la bouteille de goutte découverte dans un coin de la bibliothèque désormais vidée des éditions numérotées de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue. À bout d’arguments, ils convinrent qu’un bienfaiteur venait en leur absence, voire la nuit effectuer des réparations. Le tour de garde ne fut pas difficile à organiser tant les uns comme les autres avaient perdu le sommeil et passaient de longues nuits éveillés, fatigués de leurs propres insomnies.
Au matin de la première nuit, ils ne virent aucun changement. Mais le jour suivant, les six ampoules du salon brillaient de tous leurs éclats. Chaque jour apportait une nouvelle réparation. Un jour c’était une vitre, une autre fois une lame de parquet. L’humidité quittait les pièces. Les couleurs des papiers-peint se rafraîchissaient. Les taches disparaissaient des plafonds. Il fallut se rendre à l’évidence. Si personne ne réparait la maison, c’est qu’elle se réparait elle-même. Si étrange et incompréhensible que ce fut, ils finirent, de guerre lasse, à s’arranger de cette idée.
Après quelques mois, le toit ne fuyait plus. Aucunes fissures ne défiguraient le carrelage des salles de bains. Aucunes déchirures ne dépareillaient les papiers-peints. Aucunes traces de brûlures ne tachetaient le parquet devant les cheminées. Aucunes ronces n’envahissaient la glycine et les lilas. Aucunes traces de rouille ne salissaient la tonnelle près de la piscine.
Pendant quelques mois, plus rien ne se passa. La grande maison avait retrouvé son lustre d’antan. Un matin, au retour de leur promenade quotidienne, ils constatèrent la disparition de l’abricotier planté une dizaine d’années plus tôt devant le petit bureau. Quelques jours plus tard, les jeunes pruniers qui jouxtaient les ruches avaient eux aussi disparus.
Aucune trace au sol n’évoquaient leurs existences. Ils commencèrent à réellement s’inquiéter quand le congélateur inutilisé depuis longtemps n’encombra plus le couloir de la cave.
En dehors de la relecture des quelques livres qui garnissaient encore les bibliothèques du salon et du premier étage, la télévision restait leur distraction favorite. Mais un soir, impossible de se brancher sur aucune chaîne. Au grenier, l’antenne, que personne n’avait voulu installer directement sur le toit, n’était plus là. Le dîner du soir se déroula dans un silence monacal et chacun s’enferma dans sa chambre.
Tous les jours, un objet disparaissait: le collier africain du couloir d’entrée ne pendait plus aux cornes de zébu; les défenses d’éléphant ne décoraient plus la cheminée; la bibliothèque de bandes dessinées, ayant disparu, laissait ouverte une porte vers la salle à manger. Tous les jours un objet abandonné dans un grenier prenait place dans le décors de la grande maison qui avait décidé de vivre par elle-même. Des lampes à pétrole garnissaient les chambres. La boite à lumière trônait dans le petit salon. Une grande malle ornée d’une étiquette «Rio de Janeiro» encombrait l’entrée, emplie de cotonnades.
Un matin de juillet, un bruit inhabituel réveilla l’aînée. Elle descendit lentement l’escalier dont plus une marche ne craquait. Sa main glissait sur la rampe fraîchement cirée. Son autre main caressait le papier peint sur lequel les guêpiers à tête bleu étaient de nouveau parés d’une crête rouge vif, leurs gorges d’un bleu profond et leurs queues d’un roux flamboyant. Arrivée à la dernière marche, celle-ci heurta un pommeau de cristal soufflé qu’elle n’avait jamais vu.
Le balancier de cuivre de l’horloge Ferdinand Lacombe reflétait les premiers rayons sur soleil. Plusieurs vases remplis de roses décoraient la table de la salle à manger. Le pavillon d’un gramophone remplaçait la télévision dans un coin du salon. D’élégantes tulipes en verre moulé pendaient aux plafonds sur leur lustre d’origine. Une lanterne chinoise éclairait le petit couloir.
Arrivée dans la cuisine, une bonne au fort accent poyaudin lui demanda si elle avait bien dormi. Quatre bols étaient posés sur la table. L’odeur de chocolat chaud embaumait l’air déjà tiède de cette journée d’été. Un monte et baisse avec son contre-poids de porcelaine illuminait la table de chêne où aucune toile cirée ne masquait le plateau Versailles.
Avait-elle remarqué qu’elle ne portait plus son vieux t-shirt déchiré mais une robe de nuit en fine dentelle? Voyait-elle le grand évier de granit occuper la place du lave-vaisselle ou la vapeur qui s’échappait d’une bouilloire posée sur la cuisinière à bois. Le parc qu’elle contemplait à travers la fenêtre ne comptait plus que trois jeunes séquoias, une tonnelle en fer forgé ornée de rosiers fraîchement plantés et deux ruches.
Un pas lourd la fit se retourner brusquement. Gustave, dont le portrait pendait encore il y a quelques jours dans la chambre de son frère, entra dans la cuisine. Sans la saluer, il se servit un verre de vin.
«Tantôt, faudra m’aider pour le miel. Et puis va réveiller les autres. Vous allez être en retard à la messe.»